17/05/2023
Source: Claves
Lors de la messe de l’Ascension, après le chant de l’évangile, nous éteignons le cierge pascal ; cette extinction symbolise la fin de la présence sensible du Seigneur Jésus parmi les hommes. Quels doivent être nos sentiments ? Comment vivre ce départ de Jésus ?
Les récits des Évangiles et des Actes dévoilent diverses réactions des apôtres. Saint Marc insiste sur leur zèle missionnaire[1]. Saint Luc, quant à lui, retient deux notes dans l’attitude spirituelle des apôtres : la prière et la joie. « Pour eux, s’étant prosternés devant lui, ils retournèrent à Jérusalem en grande joie, et ils étaient constamment dans le Temple à louer Dieu[2] ».
Là où l’on attendrait de la tristesse, de l’abattement, du découragement peut-être, les disciples sont remplis de joie. Voilà qui est bien mystérieux : la joie, nous le savons, naît lorsque nous sommes en présence du bien aimé. La présence de l’être aimé nous réjouit ; son absence cause la tristesse, l’expérience du deuil nous le rappelle, parfois cruellement. La joie des apôtres après l’Ascension est donc une joie paradoxale : joie du départ, joie de l’absence. Tâchons d’entrer dans le mystère de cette joie. Nous répondrons ainsi au vœu de Jésus : « Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète[3] ».
La première source de la joie des apôtres, c’est la joie du Christ. Savoir un ami dans la joie nous rend heureux, quand bien même nous sommes privés de sa présence. Les parents se réjouissent de voir leurs enfants quitter la maison pour fonder un foyer, ou, séparation plus radicale encore, répondre à une vocation religieuse ou sacerdotale. La tristesse de la séparation est compensée par le bonheur de les voir se conformer joyeusement à la volonté de Dieu.
En montant au ciel, Jésus prive les apôtres de sa présence sensible, mais c’est pour achever la geste de l’Incarnation : « Je suis sorti d’auprès du Père et venu dans le monde. De nouveau je quitte le monde et je vais vers le Père[4] ». Ces deux étapes : l’incarnation du Verbe dans le sein de la Vierge Marie, et sa sortie du monde à l’Ascension, reflètent la relation éternelle entre le Père et le Fils : de toute éternité, le Verbe est engendré du Père, et de tout éternité il retourne dans le sein du Père. Cette attitude filiale : se recevoir du père et retourner au père, Jésus la communique à son humanité. À l’Ascension, Jésus, l’homme Dieu, retourne au Père. Le Christ, avec son corps et son âme, quitte notre monde de changement, de corruption, de mort, pour entrer pleinement dans la joie de Dieu. Voilà la première joie des apôtres : savoir que leur maître et leur ami, dont ils ont partagé la vie pendant trois ans, a atteint le terme de sa destinée et repose dans la joie, dans la maison de son Père[5].
Les apôtres se souviennent aussi de la parole que Jésus leur avait dite avant sa Passion, et qu’ils avaient eu tant de mal à comprendre : « Et quand je serai allé [dans la maison de mon Père] et que je vous aurai préparé une place, à nouveau je viendrai et je vous prendrai près de moi, afin que, là où je suis, vous aussi, vous soyez[6] ». À la lumière du mystère de l’Ascension, l’obscurité de ces paroles se dissipe. Elles offrent aux apôtres un deuxième motif de se réjouir : la certitude, s’ils sont fidèles, de retrouver Jésus, et de vivre avec lui dans la maison de son Père, pour l’éternité. C’est la joie de l’espérance, la joie qui naît à la perspective de partager avec le Christ la joie de Dieu.
Peut-être les apôtres espéraient-ils qu’ils n’auraient pas trop à attendre : leurs regards fixés sur le ciel le laissent supposer. Des anges viennent les détromper : le retour du Christ n’est pas pour tout de suite[7]. Pourtant, les disciples ne se sentent pas abandonnés. Ils sont sûrs que le ressuscité est maintenant présent au milieu d’eux d’une manière nouvelle, et cette certitude est la troisième source de leur joie – et c’est aussi la nôtre : Jésus ne nous a-t-il pas dit qu’il est la vigne dont nous sommes les sarments[8] ? Ne nous a-t-il pas assurés qu’il serait avec nous tous les jours jusqu’à la fin du monde[9]?
Certes, la présence de Jésus parmi les hommes est désormais discrète, cachée. Elle se réalise dans le secret de chacune de nos âmes, par la grâce sanctifiante. Nous ne pouvons pas toucher Jésus avec nos mains de chair, mais nous pouvons l’atteindre de façon plus profonde encore, par nos actes de foi et de charité. Y a-t-il une joie plus profonde que ce contact vivifiant avec Jésus présent à l’intime de nos cœurs ? Pourquoi alors sommes-nous si réticents à venir l’y trouver ? Jésus n’est pas loin de nous ; c’est nous qui bien souvent sommes loin de Lui. Nous ressemblons à des sarments qui veulent se séparer de la vigne, nous refusons de voir couler dans les veines de notre âme la sève de la grâce. Tous ces refus, ce sont nos péchés : quand je pèche, je refuse ou je méprise la présence de Jésus dans mon cœur, et par le fait même, je refuse la joie attachée à cette présence. Qu’elle est vraie cette parole : il n’y a qu’une tristesse, c’est de ne pas être des saints. Car « la joie est un signe de la grâce » (Benoît XVI).
Il est encore un quatrième motif de se réjouir, plus subtil. Petit à petit, si nous sommes fidèles, la grâce vient envahir notre espace intérieur, elle évangélise tous les recoins de notre cœur. Le résultat de ce travail lent et silencieux est une conformation toujours plus grande au Christ, jusqu’à pouvoir dire, avec saint Paul : « ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi[10] ».
Ce qui se ressemble s’assemble, comme on dit plaisamment. Plus nous ressemblons à Jésus, plus nous serons à même de nous laisser attirer par lui. Il nous l’a promis : « Moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi[11] ». Ces paroles s’appliquent à l’Ascension, bien sûr, mais aussi à la crucifixion. « L’élévation sur la croix signifie et annonce l’élévation de l’Ascension au ciel[12] ». Si nous acceptons de nous laisser attirer par Jésus, nous serons conduits, immanquablement, sur la voie de la croix. Pour vivre avec le Christ dans sa gloire, il faut d’abord être cloué, avec lui, sur la croix. Notre propre ascension est un chemin avec le crucifié. C’est la joie de la croix : « Heureux êtes-vous quand on vous insultera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement contre vous toute sorte d’infamie à cause de moi. Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux[13] ».
Peu de temps après l’Ascension, il est donné aux apôtres de mettre en pratique cette béatitude : après avoir été arrêtés et battus de verges par les Sanhédrites, les apôtres s’en retournent, nous rapporte saint Luc, « tout joyeux d’avoir été jugés dignes de subir des outrages pour le Nom de Jésus[14] ». Cette joie dépasse les forces humaines, elle est un fruit de l’Esprit-Saint, que les apôtres avaient reçu quelques jours auparavant. Savons-nous, nous aussi, souffrir joyeusement pour le Nom de Jésus ? Nous n’aurons peut-être pas à témoigner de notre foi jusqu’à verser notre sang pour le Christ – encore que cette éventualité se fasse chaque jour plus plausible. Mais apprenons, dès aujourd’hui, à aimer les croix, petites et grandes, qui se plantent dans notre cœur. Parce qu’elle nous unit à Jésus, la croix est source de joie.
Joie de la joie de Jésus, joie de l’espérance, joie de la présence, joie de la croix. Telles sont les quatre joies des apôtres en ce jour de l’Ascension, telles sont aussi les nôtres. Oui, « aujourd’hui notre Seigneur Jésus Christ monte au ciel ; que notre cœur y monte avec lui[15] ».